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Quand le cinéma rencontre la littérature : Henri-Pierre Roché et François Truffaut

Il est parfois des rencontres qui façonnent une œuvre. La rencontre entre François Truffaut et Henri-Pierre Roché est de celles-là. Rencontre très tardive, peu avant la mort de Roché, mais au combien fructueuse, Truffaut ayant reconnu en son aîné, les thèmes et une écriture propres à sa vision du cinéma.



Avant le succès de Jules et Jim au cinéma, Henri-Pierre Roché était quasiment inconnu du grand public. Né en 1879, Roché est l’exemple même de ces dandys fin de siècle, passionnés par les arts et la littérature qui se mêlent à de nombreux cercles. A Montmartre, il fréquente Apollinaire, Pierre Mac Orlan, Max Jacob…Ses pas le mènent auprès de musiciens, Georges Auric ou Erik Satie. Néanmoins, la peinture sera toujours son domaine de prédilection. Après avoir mis en doute ses propres talents de peintre, il soutient les plus grands : Le Douanier Rousseau, Soutine, Braque Brâncusi…Il fut un temps le compagnon de Marie Laurencin et surtout, c’est lui qui a servi d’intermédiaire à la vente de tableaux de Picasso (auprès de Gertrude Stein en particulier), avant que Kahnweiler reprenne l’exclusivité des ventes.


Parallèlement à sa carrière de collectionneur et de marchand de tableaux, l’écriture l’attire. Il rédige des carnets de notes, quelques ébauches de romans. Il cherche à mieux cerner sa vie intime et amoureuse. En cela, ses lectures lui permettent d’étayer sa réflexion. Nietzsche tout d’abord, qui lui fait renoncer à la prédominance de l’ordre moral. Freud ensuite, qu’il lit dans le texte dès 1906 (L’interprétation des rêves) après sa rencontre avec Franz Hessel. Ce dernier devient rapidement un ami très proche. Ensemble, ils se lancent dans une vie de cabaret et de conquêtes féminines dans le Berlin d’avant-guerre .Plus tard, Roché sera fasciné par la femme de Hessel : Helen. Ce trio amoureux sera au cœur de l’intrigue de Jules et Jim. L’écriture du roman proprement dite reste cependant un projet inachevé. Ce n’est qu’à la mort de Hessel au camps des Milles en 1941 que Roché, profondément touché, franchit le pas. Jules et Jim, paru chez Gallimard en 1951, ne passe à la postérité qu’après sa redécouverte, par hasard, par Truffaut.


Truffaut est subjugué. Pour lui, l’écriture et les thèmes explorés par Roché, c’est la vie. Voilà qui est l’objet de ses recherches : la nouvelle vague, c’est en effet le « tourbillon de la vie » immortalisé par Jeanne Moreau, par opposition au « cinéma de papa » d’avant-guerre basé sur le drame historique tiré de romans classiques. A travers ce parcours autobiographique, Truffaut peut aborder les sentiments intimes, les sensations des personnages : « Le film de demain m’apparait donc plus personnel encore qu’un roman individuel et autobiographique, comme une confession ou comme un journal intime. » affirme-t-il dans un entretien. Le thème de l’amour prédomine chez Roché, comme chez Truffaut, justement parce qu’il témoigne de la vie, et même la vie quotidienne : On peut rencontrer l’amour au travail, au café, dans la rue...


Truffaut est enthousiasmé par le style de Roché : « Dès les premières lignes, j’eus le coup de foudre pour la prose d’Henri-Pierre Roché…A cette époque, mon écrivain favori était Cocteau pour la rapidité de ses phrases, leur sécheresse apparente et la précision de ses images. Voilà que je découvrais avec Henri-Pierre Roché, un écrivain qui me semblait plus fort que Cocteau, car il obtenait le même genre de prose poétique en utilisant un vocabulaire moins étendu, en formant des phrases ultra-courtes faites de mots de tous les jours. A travers le style de Roché, l’émotion naît du trou, du vide, de tous les mots refusés, en un mot de l’ellipse même. » (François Truffaut, Henri-Pierre Roché revisité, 1980). Le style photographique de Roché sublime sa recherche cinématographique.


Ce qui séduit Truffaut également, c’est le parti pris de Roché. Dans cette histoire, les trois personnages sont à égalité et dignes de respect. L’amitié entre Jules et Jim est très forte ; leur estime l’un pour l’autre est incontestable. Aucun des deux ne l’emporte sur un éventuel rival. Cette histoire d’amour à trois n’est nullement condamnable. Truffaut souhaite montrer le « choix impossible », qui sera une marque de son œuvre.


Dix ans plus tard, Truffaut se lance dans une libre adaptation de Deux Anglaises et le continent, le deuxième roman de Roché paru en 1956. Ici encore un trio amoureux qui fait la part belle à l’autobiographie. En 1899, le jeune Henri-Pierre Roché est invité au Pays de Galles à Conway. Les deux jeunes filles de la maison ne le laissent pas indifférent. Il tombe tout d’abord amoureux de l’aînée Margaret, étudiante tourmentée, qu’il juge plus jolie que sa cadette. Plus tard, de retour à Paris, il se rapproche de Violet, tous deux travaillant pour Diaghilev, elle en tant que costumière, lui en tant que librettiste. Truffaut, fasciné par ce roman comme par le précédent, dut cependant admettre qu’une adaptation pour le cinéma était plus complexe. Dans Jules et Jim, le trio est soudé dans ses aventures. Dans Deux Anglaises et le continent, les protagonistes doivent faire face aux oppositions parentales. Ils sont séparés et leur relation s’échelonne dans le temps par le biais de correspondances épistolaires. Ici, il faut combler l’espace entre les personnages tout en maintenant la tension, l’anxiété amoureuse, ce que Truffaut réussit parfaitement. Le réalisateur a aussi voulu traduire l’expression physique de ces amours contrariées. Le personnage masculin, Claude, est magnifiquement rendu par un romantique Jean-Pierre Léaud, très XIXème siècle, « anachronique » dira Truffaut. Malheureusement l’expression de la violence des sentiments dans cette atmosphère puritaine, semble avoir dérouté le public lors de la sortie du film en 1971, d’où la grande déception de Truffaut qui pensait avoir réalisé son chef d’œuvre.


L’influence de Henri-Pierre Roché ne s’arrête pas là, Truffaut s’est également inspiré de son aîné pour l’élaboration de L’homme qui aimait les femmes(1976) parmi d’ autres. En hommage posthume, il favorisera la publication d’une grande partie des carnets de Roché.


NB : Pour aller plus loin sur l’œuvre de Truffaut, notons l’excellente biographie réalisée par Antoine de Baecque et Serge Toubiana, François Truffaut, Gallimard, 1996. Nous avions eu le plaisir d’accueillir Antoine de Baecque à l’Institut français d’Ecosse en 2018 pour une conférence passionnante sur le cinéma.




When cinema meets literature: Henri-Pierre Roché and François Truffaut


The works of Roché heavily influenced François Truffaut during the making of his films, and are arguably what shaped his visions of cinema.


Before Jules et Jim’s success, Henri-Pierre Roché was practically unknown by the public. Born in 1879, Roché was a prime example of a “Dandy”, whose passion for art and literature leads him to mingle with various groups of people around Montmartre; these included authors such as Apollinaire, Pierre Mac Orlan, Max Jacob, and musicians such as Georges Auric and Erik Satie. Nevertheless, he was most intrigued by painters, for example, Braque or Le Douanier Rousseau. He was Marie Laurencins partner for a time, but more importantly, he played a key role in selling Picasso’s paintings.


Despite his career as an art collector and dealer, Roché remains fascinated by writing. To better understand himself, he reads Nietzsche; and, after meeting Franz Hessel, Freud. Hessel and Roché quickly become close friends. Shortly before the outbreak of the Great War, they travel to Berlin, to tour cabarets and court women. Later, Roché develops a deep sense of admiration for Hessel’s wife, Helen. This inspired him to write his novel Jules et Jim, which tells the story of three characters and their romantic relationship. The novel was published in 1951, and discovered by chance by Truffaut.


The themes explored by Roché and his visual, cinematographic writing fascinated Truffaut; who saw this as an opportunity to produce vibrant and lively films, as opposed to the adaptations of historical novels, marking the beginning of the Nouvelle Vague.


10 years later, Truffaut began producing his adaptation of Deux Anglaises et le continent, Roché’s second novel; inspired by his trip to Wales in 1899, where he fell in love with two sisters, Margaret and Violet. However, the adaptation of the novel was challenging, as the protagonists were forced to communicate solely through letters after being separated by their parents, who strongly opposed their relationship. Despite this, the movie remained tense and full of romantic frustration, so much so that it brought feelings of unease and discomfort to some audiences at the time of the films releases.


© Article par Catherine Guiat

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