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Jean-Philippe Stassen et la littérature anglophone


Le bar du vieux Français, scénario de Denis Lapière, Aire libre, 1992, 1993

Cœur des ténèbres, de J. Conrad, version illustrée avec un commentaire de Sylvain Venayre, Futuropolis, 2006

L’île au trésor, d’après R.L. Stevenson, en collaboration avec Sylvain Venayre, Futuropolis, 2012



En ce mois de la francophonie, on ne pouvait manquer de rendre hommage à la bande dessinée belge et en particulier à un des grands noms du 9ème art : Jean-Philippe Stassen.


L’œuvre de Stassen est placée sous le signe du voyage, tant le Liégeois a inlassablement sillonné l’Afrique, ramenant des croquis essentiels à l’élaboration de ses récits. Il saisit sur place l’atmosphère de ses albums, qu’il s’efforce ensuite de communiquer au scénariste. Le bar du vieux français s’inscrivait bien dans cette veine. C’est à Tanger qu’il a conçu bon nombre de planches, s’inspirant des cafés dans lesquels il faisait escale pour dessiner. C’est sur les pistes qu’il se remémore cartes en main, que se situe le bar, même s’il n’y a pas de bar dans le désert, où vont se rencontrer Leila et Célestin, deux jeunes gens en rupture familiale. Et pour finir, un splendide album qui a naturellement séduit le jury du festival d’Angoulême lors de sa parution en 1993.


Plus récemment, l’appel de nouveaux horizons l’a conduit vers l’adaptation de classiques de la littérature anglo-saxonne. Son choix s’est posé notamment sur le Cœur des ténèbres de Conrad pour lequel il propose une version illustrée, revisitant le genre popularisé par les éditions Hetzel au XIXème siècle. Le récit est clairement servi par le style de Stassen, reconnaissable entre tous : un large trait d’ébène délimitant des aplats de couleurs. On ne pouvait mieux transmettre l’œuvre de Conrad. Les sombres contours soulignent la noirceur de son univers : l’interminable remontée du fleuve Congo dans l’obscurité, croisant, accompagnant les porteurs africains exténués, s’effondrant les uns à la suite des autres. Les ténèbres inquiétantes de la brousse, prêtes à engloutir les aventuriers. Noirceur enfin de l’âme de Marlow, observateur désabusé de « l’horreur » de la situation du Congo au tournant du siècle. Si le sombre tracé demeure le fil conducteur du récit, on assiste également à des explosions de couleurs. Comme l’indique Sylvain Venayre, historien et commentateur de l’édition, l’apport des tons flamboyants permet de dissocier les plans et insister sur l’idée d’un Marlow spectateur d’une tragédie qu’il tient à distance. Marlow s’abîme dans la contemplation de cartes colorées des empires coloniaux, se coupant à sa manière du drame vécu sur le terrain. Inutile de préciser que Stassen, passionné de cartographie, a pu ici pleinement exprimer son talent.


Autre adaptation surprenante, L’île au trésor de Stevenson, ou plutôt la transposition dans un milieu urbain contemporain du célèbre roman d’aventures. Dans un quartier populaire, réside Jacquot, petite fille réservée mais espiègle (alias Jim) qui aide ses proches dans le café-restaurant familial. Elle devra affronter le machiavélique Petit Jean Dargent (Long John Silver), prêt à tout pour s’emparer de valises pleines de billets, destinés au financement de partis politiques. Quant à la fameuse île, il s’agit d’un chantier en friche interdit au public, sévèrement gardé par des vigiles dévoués à la cause des malfaiteurs. Ici encore, le scénario habile de Sylvain Venayre est soutenu par la force d’expression du dessin de Stassen. La petite Jacquot, symbole de la jeunesse livrée à elle-même dans une zone déshéritée est touchante de courage et d’intelligence face à l’adversité. Dargent est pour sa part tout simplement effrayant, le véritable flibustier des temps modernes. Son visage hideux reflète une âme maléfique, une rouerie au service de ses funestes projets. Une réécriture troublante donc, voire dérangeante qui invite le lecteur à repenser les maux de notre société actuelle, la cupidité, les inégalités ...Car c’est bien ainsi que l’on peut définir le style de Jean-Philippe Stassen: des vitraux qui enferment les personnages et laissent parfois éclater la lumière, témoignant de l’engagement d’un artiste qui a placé l’interrogation sur le bien et le mal au centre de son oeuvre.



In this month celebrating Francophonie, we could not fail to pay tribute to Belgian comics and, particularly, to one of the great names of the 9th art: Jean-Philippe Stassen.


Stassen's work is inspired by travel, as the Liege author has tirelessly crisscrossed Africa, bringing back sketches essential to the elaboration of his stories. He captures, directly on the spot, the atmosphere of his albums which he then tries to convey to the screenwriter. Le bar du vieux français fits well in this practice. He designed several of the comic strips in Tangier by being inspired by the cafes he stopped by to draw. On the trails, he remembers the location of the bar (even if there is no bar in the desert), the bar where Leila and Célestin, two young people who have parted away from their family, will meet. This splendid comic naturally seduced the jury of the Angoulême Festival when released in 1993.


More recently, the call for new horizons has led him to adapt classics from Anglo-Saxon literature. His choice fell in particular on the Heart of Darkness by Conrad, for which he offers an illustrated version, revisiting the genre popularized by Hetzel editions in the 19th century. The style of Stassen certainly supports the story, recognizable among all: a broad line of ebony delimiting solid areas of colour. The work of Conrad could not be better conveyed. The dark contours underline the darkness of his universe: the interminable ascent of the Congo River in the dark, crossing, accompanying the exhausted African carriers, collapsing one after the other. The eerie darkness of the bush, ready to engulf adventurers. The darkness of Marlow's soul, a disillusioned observer of the "horror" of the situation in the Congo at the turn of the century. If the dark outline remains the common thread of the story, we also witness explosions of colour. As the historian and commentator Sylvain Venayre points out, the use of flaming tones makes it possible to dissociate the strips and emphasize the idea of ​​a Marlow spectator of a tragedy from which he keeps his distance. Marlow delves into the contemplation of coloured maps of colonial empires, cutting himself off, in his own way, from the drama experienced on the ground. Needless to say that Stassen, passionate about cartography, was able to fully express his talent in this comic.


Another remarkable adaptation is Treasure Island by Stevenson (or preferably the transposition into a contemporary urban setting of the famous adventure novel). In a working-class district lives Jacquot, a reserved but mischievous little girl (alias Jim) who helps her relatives in the family coffee shop. She will have to face the Machiavellian Petit Jean Dargent (Long John Silver), desperate to grab suitcases full of money, intended to fund political parties. As for the famous island, it is a wasteland forbidden to the public, severely guarded by vigilantes devoted to the cause of criminals. Here again, the expressive strength of the drawing of Stassen supports the skilful script of Sylvain Venayre. The little Jacquot, a symbol of youth left to fend for herself in a deprived area, is touching of courage and intelligence in the face of adversity. Dargent, for his part, is quite simply frightening, the real buccaneer of modern times. His hideous face reflects an evil soul, cunning in the service of his dire plans. An interesting rewrite that invites the reader to think, again, about the evils of our current society (greed, inequalities, etc.). Because this is how we can define the style of Jean-Philippe Stassen: stained glass enclosing the characters and sometimes letting the light shine; testimonies of the commitment of an artist who has placed the questioning of good and evil at the centre of his work.



© Article par Catherine Guiat. Traduction Solange Daufès

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