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Chronique Littéraire : À l’occasion de l'anniversaire de la publication des Lettres persanes (1721)


À l’occasion de la date anniversaire de la publication des Lettres persanes de Montesquieu – publication de façon anonyme à Amsterdam en 1721.


Montesquieu, Lettres persanes, 1721. Sophocle (497-405 av. J.-C.), Antigone,

Source : gallica.fr (BnF) traduction de Paul Mazon,

introduction de Nicole Loraux,

éd. Les Belles Lettres, 1997.




Le chant de la démesure :

Roxane & Antigone



Quand en 1721, on veut parler à ses contemporains de l’absolutisme des monarques qui se pensent au-dessus des lois ou du tyran qui gouverne selon son propre caprice, on publie anonymement et hors des frontières pour échapper à la censure royale. Et l’on rédige ainsi une fiction sous forme de lettres entre des voyageurs venus d’Ispahan « que l’envie de savoir ait fait sortir de leur pays et qui aient renoncé aux douceurs d’une vie tranquille pour aller chercher la sagesse » pour qu’ils témoignent « du monde dans sa bigarrure ». En passant ainsi par Smyrne, Venise, Livourne et Paris, les Persans communiquent pendant neuf années leurs impressions sur les usages et les curiosités des peuples d’Europe à leurs destinataires restés au pays.


Depuis 1721, on a lu, relu et interprété les Lettres persanes et on s’accorde de façon unanime d’y voir une prose philosophique caractéristique des Lumières qui sonde l’esprit d’une nation pour y faire retentir le pouvoir de la Raison, seule à pouvoir dénouer le chaos naturel et social. Grâce au subterfuge du témoignage d’autrui - les voyageurs venus de Perse - on y retrouve tour à tour, la charge subversive contre « les grands magiciens » que sont le monarque et le pape (1), la critique des saints prophètes et - peu commun pour le siècle - la méfiance envers les découvertes de la technique dont certaines seraient un ferment de la destruction « Tu sais que, depuis l’invention de la poudre, il n’y a plus de places imprenables ; c’est‐à‐dire Usbek, qu’il n’y a plus d’asile contre l’injustice et la violence. Je tremble toujours qu’on ne parvienne à la fin à découvrir quelque secret qui fournisse une voie plus abrégée pour faire périr les hommes, détruire les peuples et les nations entières » (Lettre 105).

Pour être homme de ce monde - et bientôt citoyen de la nation - il nous faut, en toute chose, raison garder nous assurent les penseurs des Lumières et cultiver notre liberté d’esprit. Pour bonne gouvernance, savoir s’éloigner des prêches des despotes, de la perfidie de ceux qui nous gouverne et de l’intérêt - toujours bien compris - des puissants. C’est un acquis pour notre monde. Il n’y a pas à y revenir.


Dans cette polyphonie des différents épistoliers où il s’agit de cultiver Raison et critiquer ouvertement les contradictions de ceux qui détiennent le pouvoir, une voix féminine inattendue s’élève dans la dernière lettre qui clôt le roman. « Selon un langage qui te paraît sans doute nouveau » écrit Roxane dans sa lettre à Usbek, son époux en séjour à Paris « Comment as‐tu pensé que je fusse assez crédule pour m’imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices ? Que pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d’affliger tous mes désirs ? Non ! j’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été libre : j’ai réformé tes lois sur celles de la Nature, et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance ».

Pleine d’aversion, cette dernière lettre détonne comme une ultime charge contre l’important dignitaire d’Ispahan pour se refermer sur une échappée ultime, le suicide de son expéditrice : « C’en est fait, le poison me consume, ma force m’abandonne, la plume me tombe des mains ; je me sens affaiblir jusqu’à ma haine ; je me meurs ». Dans cette ultime missive, la favorite d’Usbek regrette « ma soumission à tes fantaisies » (…) « si tu m’avais bien connue, tu y aurais trouvé toute la violence de la haine » (lettre 146).


Cette figure déraisonnable de celle que rien n’apaise peut s’entendre comme un écho prolongé de l’Antigone de Sophocle au sens où leur geste ultime commun font d’elles des figures fictionnelles en rupture avec l’autorité. Mais à dire vrai, en littérature, il n’en est rien ou plutôt on sait que les oppositions - même les plus agonales - peuvent se négocier. Les textes anciens nous le disent : dans l’épopée homérique, même la colère d’un demi-dieu comme Achille finira par se rétracter grâce aux astucieux conseils d’Ulysse. La tractation est un ressort de la narration.

À l’inverse, le geste tragique de Roxane et d’Antigone anéantit tout pourparlers possibles et clôt toute narration. Ici, on traverse l’extrême : il s’agit de l’humain qu’il faut dégager de soi d’un geste violent. À l’usage des Grecs anciens, son seul nom d’Antigone nous le dit (2). Délibérément, ces figures accélèrent le temps et - dans leur élan tragique - accèdent à la mort. Ce faisant, elles mettent un coup d’arrêt au drame intime qu’elles vivent avec les puissants (Usbek, Créon) qui leur dictent la norme, le règlement, le principe. Par cet écart, elles nous font vivre - par procuration - comment les enjeux ultimes peuvent être vécus. Ici, la mort n’est pas imposée, elle est une conquête : on entre dans une dimension qui n’est pas accessible - sous peine d’infamie - dans l’existence ordinaire (3). C’est, en substance, le rôle de la tragédie grecque comme de la littérature que d’émettre le chant de la démesure. Le temps d’une représentation, le spectateur athénien comme le lecteur de l’ultime missive des Lettres persanes, a vu ce qu’il ne peut pas être.


Le combat de Roxane de réformer les lois du sérail, comme celui d’Antigone pour obtenir la sépulture de son frère Polynice ont en commun la certitude, l’obstination et la solitude. Mais quel est le véritable enjeu de leur révolte? L'emprise du despote - par ses caprices et ses désirs - sur ses sujets ? La figure de l’individualité se détachant du groupe ? À bien y regarder, toutes les oppositions dans lesquelles on peut enfermer Roxane et Antigone s’effacent à la fin des récits dans la dévastation finale. En se donnant une mort violente, elles font bifurquer la flèche de la destinée prévue par la norme du sérail d’Ispahan et du royaume de Thèbes. La singularité de ces figures féminines, c’est qu’elles ne se laissent pas raisonner, ce qui les anime, c’est d’être – tragiquement - elles-mêmes.


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In 1721, if someone wanted to talk to their contemporaries about the absolutism of the monarchs, who thought themselves above the law, or of the tyrant who governed according to his whim, they published texts anonymously and outside the borders to escape royal censorship. And, thus, they wrote fiction, in the form of letters, between travellers coming from Isfahan: "the desire to know has made them leave their country and renounced the pleasures of a quiet life to seek wisdom", to bear witness to "the world in its variegation". Passing through Smyrna, Venice, Livorno and Paris, the Persians - for nine years - communicated their impressions of the customs and curiosities of the peoples of Europe to their recipients back home.

Since 1721, we have read, reread and interpreted the Persian Letters. And we agree unanimously to see in it a philosophical prose characteristic of the Enlightenment, which examines the spirit of a nation to resound the power of Reason, the only body able to unravel the natural and social chaos. Thanks to the subterfuge of the testimony of others, the travellers from Persia, we find in turn: subversive charges against "the great magicians" that are the monarch and the Pope (1); criticism of the holy prophets and - unusual for the time - mistrust towards technical discoveries (believed to be a ferment of destruction) “You know that, since the invention of powder, there are no longer impregnable places; That is, Usbek, that there is no longer any asylum from injustice and violence. I still tremble that one succeeds in the end in discovering some secret which provides a more abbreviated way to destroy men, destroy peoples and entire nations" (Letter 105).

To be a human of this world - and soon a citizen of the nation - we must keep Reason, assure us the thinkers of the Enlightenment, and cultivate our freedom of mind. For good governance, one needs to know how to recede from the sermons of despots, from the perfidy of those who govern and from the interests of the powerful. This is a done deal. There is no need to come back to it.

In this polyphony of different letter writers, where it is a question of cultivating Reason and openly criticizing the contradictions of those who hold power, a surprising female voice rose in the last letter closing the novel. "In a language that doubtlessly appears new to you," wrote Roxane in her letter to Usbek, her husband away in Paris "How did you think that I was gullible enough to imagine that I was in the world only to adore your whims? That while you allow yourself everything, you have the right to afflict all my desires? No! I was able to live in servitude, but I was always free: I reformed your laws on those of Nature, and my spirit has always stood in independence".

Full of aversion, this last letter detonated like a final charge against the important dignitary of Isfahan to close on an ultimate escape, the suicide of its sender: "It is done, the poison consumes me, my strength is giving up on me, the quill pen is falling from my hands; I feel weakened to my hatred; I am dying". In this final missive, the favourite of Usbek regretted "my submission to your whims" (...) "if you had known me well, you would have found all the violence of hatred there" (letter 146).

This irrational figure of the one whom nothing appeases is like a prolonged echo of Sophocles' Antigone, in the sense that their ultimate shared gesture makes them fictional figures breaking with authority. But, in literature, this is not the case, or rather we know that oppositions - even the most agonal - can be negotiated. The ancient texts tell us: in the Homeric epic, even the anger of a demigod like Achilles will eventually retract thanks to the astute advice of Odysseus. The negotiation is an energy of the narration.

Conversely, the tragic gesture of Roxane and Antigone destroyed all possible talks and ended all narration. Here, we go through the extreme: it is about the human that must be released from oneself with a violent gesture. As used by the ancient Greeks, her name Antigone alone tells us so (2). Deliberately, these figures accelerate time and - in their tragic impetus - reach death. In doing so, they put a stop to the intimate drama they are experiencing with the powerful (Usbek, Creon) who dictate to them the norm, the rules, the principle. Through this gap, they make us experience - by proxy - how the ultimate issues can be experienced. Here, death is not imposed it is a conquest: we enter a dimension that is not accessible - under pain of infamy - in ordinary existence (3). It is, in essence, the role of Greek tragedy, like literature, to emit the song of excess. During a performance, the Athenian spectator and the reader of the last missive of the Persian Letters saw what they would never be.

The fight of Roxane to reform the laws of the seraglio, like the one of Antigone to secure the burial of her brother Polynices, have in common certainty, stubbornness and loneliness. But what is the real stake of their revolt? The hold of the despot - by their whims and desires - over their subjects? The figure of individuality standing out from the group? Taking a closer look, all the oppositions that can describe Roxane and Antigone are erased at the end of the stories in the final devastation. By killing themselves violently, they bifurcate the arrow of destiny foreseen by the norm of the seraglio of Isfahan and the kingdom of Thebes. The uniqueness of these female figures is that they do not allow themselves to be reasoned; what drives them is to be - tragically - themselves.


 

Notes : (1) « D’ailleurs ce roi est un grand magicien, il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets, il les fait penser comme il veut. (...) Ce que je te dis de ce prince ne doit pas t’étonner : il y a un autre magicien plus fort que lui. Ce magicien s’appelle le pape. Tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu’un, que le pain que l’on mange n’est pas du pain, ou que le vin que l’on boit n’est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce » (cf. Lettre 24).

"Besides, this king is a great magician, he exercises his empire over the very minds of his subjects, he makes them think as he pleases. (...) What I tell you about this prince should not surprise you: there is another magician stronger than him. This magician is called the Pope. Sometimes he makes him believe that three are one, that the bread that we eat is not bread, or that the wine that we drink is not wine, and a thousand other things of the sort” (cf. Letter 24).


(2) « anti » « qui s'oppose », « devant » ou « contre », « gónos » « semence » ou « origine ». Antigone est née contre elle-même. Pour châtiment contre ses actes, la condamnation à mort est annoncée à l’encontre d’Antigone, elle sera emmurée vivante, mais elle devancera ce jugement et convertira en suicide (par pendaison avec son voile) la sentence du roi de Thèbes.

"anti" "who opposes", "before" or "against", "gónos" "seed" or "origin". Antigone was born against herself. As punishment for her actions, the death sentence is announced against Antigone, she will be immured alive, but she will anticipate this judgment and convert into suicide (by hanging with her veil) the sentence of the king of Thebes.


(3) La lettre 105 va dans ce sens : « Ils soutiennent que tout pouvoir sans bornes ne saurait être légitime, parce qu’il n’a jamais pu avoir d’origine légitime. Car nous ne pouvons pas, disent-ils, donner à un autre plus de pouvoir sur nous que nous n’en avons nous-mêmes : or nous n’avons pas sur nous-mêmes un pouvoir sans bornes ; par exemple, nous ne pouvons pas nous ôter la vie : personne n’a donc, concluent-ils, sur la terre un tel pouvoir » (lettre 105).

Letter 105 goes in this direction: "They maintain that all unlimited power cannot be rightful, because it could never have had a legitimate origin. For we cannot, they say, give another more power over us than we have ourselves: yet we do not have unlimited power over ourselves; for example, we cannot take our own lives: therefore no one has, they conclude, such power on earth" (letter 105).



© Article par Dr. Béatrice Marie Malinowski. Traduction Solange Daufes




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