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Chronique Littéraire : Faire parler le silence

Ed. Stock, 2020.



« Cette phrase de Paul Valéry me revient tout le temps à l’esprit : Pour que soit ce qui est.

C’est ça notre possibilité de bonheur. La seule. La réalité n’est pas donnée, elle est notre création. »

S.H. Amigorena



Au cœur du musée endormi, aucune attente ne le trouble, aucune rumeur ne l’inquiète. Dominer le temps, maîtriser ces quelques heures nocturnes est le pari à tenir en une nuit. Initié par la maison d’édition Stock, le projet insolite intitulé Ma nuit au musée offre l’occasion à l’auteur d’être isolé une nuit durant au musée Picasso et de composer. Que l’on ne s’y trompe pas, avec Amigorena, il s’agit bien de prises de sons. Rien de plus captivant pour celui qui sait se tenir à côté du langage. Le récit donne voix à l’expérience intérieure, le repli des silences, l’exaltation et il procède d’une intention littéraire courant déjà sur des décennies avec Une enfance laconique, Mes derniers mots, les Premières fois, Le ghetto intérieur qui sont autant de textes sur « ce langage sensible que nous ne connaissons pas ».


Dès l’ouverture du récit, l’auteur nous souffle : « Peut-on dire "avoir aimé"? ». Aimer serait un verbe qui résiste au temps de la conjugaison. Aimer se décline seulement au présent. Dans ce décalage et ces résonances -qui compose le monde littéraire d’Amigorena- il y a toujours une voie à suivre avec en tête la constante interrogation mélancolique du « Viens vers moi, (ré)unissons-nous » de Narcisse à Echo, qui n’est jamais très loin. Il y a bien chez Amigorena un manque qui attire.


Le musée clos devient un lieu géométrique qui convient sur mesure aux réflexions d’Amigorena : une forme possible -unique- de l’amour et dont le mouvement serait celui d’une première fois toujours renouvelée. Le premier amour révélé substantiel comme une première découverte d’un tableau de maître, comme un premier chant qui vous coupe le souffle, comme une première lecture d’un livre illuminant et dont un deuxième amour, d’une deuxième voix ou une deuxième lecture se décline sur le mode d’une première fois. Et cette symphonie perpétuelle du sentiment amoureux pour l’aimée et pour l’art ne fait qu’une et danse sur une seule partition où jamais de dernier mot ne sera possible.


Si Amigorena est un taiseux, c’est peut-être aussi parce que plusieurs voix entretiennent un perpétuel conciliabule dans son esprit. Esprit en mouvement permanent où il s’y construit des conversations en sourdine : l’une avec l’être aimé -qui, quelques rues plus loin dans Paris, lit simultanément l’Expérience intérieure de Georges Bataille, un autre échange se tient avec les voix anciennes qui errent parmi les tableaux, puis un aparté avec le cousin au Jardín Botánico de Buenos Aires ainsi qu’avec le frère, calle Parra del Riego à Montevideo et cela jusqu’aux paroles échangées avec Picasso, celles-ci, en plein rêve.


Amigorena le sait : les peintres nous ouvrent à la consistance du visible, épaississent les ténèbres puis les ouvrent soudainement. Ainsi, loin du vacarme et des agitations, il s’allonge sur un lit de camp, s’assoupit à peine car déjà un homme chauve au regard pétillant l’interpelle : « Allez, viens ! on y va. (lui dit Picasso en personne). Il le suit car le passé, parfois, peut être simple ». Et l’errance à travers les œuvres reprend sa course. On consulte les dessins de Braque sur son lit de mort de Giacometti comme le rappel d’une rémission universelle, puis un arrêt net sur ses statuettes en marche. On suit le regard de Picasso sur les tiges de fer nouées par les mains de Giacometti et plein de superbe, ce dernier fait éclater un « Mouais dubitatif ». On entend ici un autre échange, une voix qui parle de la fratrie d’artistes qui liait Picasso au jeune artiste suisse encore à ces débuts. Tour à tour, les salles deviennent vite un champ de bataille où les voix se succèdent dans le silence de cet abri temporaire pour tout nous dire sur le chaos du monde.


On songe alors à celui qui, cinq siècles auparavant, dessinait dans le marbre et sculptait ses vers -à l’unisson- de cet unique amour (pour l’aimé et pour l’œuvre) : « J’oscille sans arrêt : là où le vrai se tait/ ne parlent que les sens à qui ne les entend plus. / Je ne sais de mon cœur ou bien de ton visage / à qui revient la faute, ce mal qui plus me plaît / quand plus il s’amplifie, ou à l’ardente flamme / de ces yeux que tu as volés au paradis ».*


En attendant le sommeil et les derniers pas des gardiens qui referment les portes et s’éloignent, Amigorena -qui a écrit sur la peinture- écrit à partir de la peinture en composant sur la musique de ces voix intérieures qui font irruption comme dans ce regard que nous adresse la jeune fille en pleine répétition de sa leçon de musique (Vermeer), ou bien la pose des genoux suppliants du Titien aux Frari jusqu’à celui du Narcisse du Caravage. Tous suscitant des brèches où passe la lumière d’un amour immuable qui élargit la vie.




In the heart of the sleeping museum, no expectation disturbs him no rumour worries him. To dominate the time, to control these few nocturne hours is a bet to keep for one night. Initiated by the Stock publishing house, the unusual project entitled Ma nuit au musée offered the author the opportunity to be isolated for one night at the Picasso Museum to compose. Make no mistake, with Amigorena it is all about sound recordings. Nothing could be more captivating for the one who knows to stand beside language. The story gives voice to the inner experience, the extraction of silences, the exaltation. And it proceeds from a literary intention already going over decades with Une enfance laconique, Mes derniers mots, les Premières fois, Le ghetto intérieur which are as many texts on "this sensitive language that we do not know".


As soon as the story opens, the author whispers: "Can we say 'having loved'?". To love would be a verb that resists the time of conjugation. Love only declines in the present tense. In this discrepancy and these resonances - which makes up the literary world of Amigorena - there is always a way forward with, in mind, the constant melancholy questioning of "Come to me, let’s (re)unite" from Narcissus to Echo, which is never very far.


The closed museum becomes a geometric place that perfectly suits the reflections of Amigorena: a possible - unique - form of love whose movement would be that of a first time always renewed. The first love revealed substantial like the first discovery of a masterpiece, like the first song that takes your breath away, like the first reading of an illuminating book; a second love, a second voice or a second reading thus appears in the form of a first time. And this perpetual symphony of loving feeling for the beloved and the art comes together and dances to a single score where no last word is possible.


If Amigorena is a silent person, it may be because several voices maintain a perpetual confab in his mind. His spirit is in a permanent movement where he has built muted conversations: one with the loved one (who, a few streets further on in Paris, simultaneously reads Georges Bataille's l’Expérience intérieure), another conversation takes place with the ancient voices that roam among the paintings, then an aside with the cousin in the Jardín Botánico in Buenos Aires as well as with the brother, calle Parra del Riego in Montevideo and that until the words exchanged with Picasso, these, during a dream.


Amigorena knows it: painters open us up to the consistency of the visible, thicken the shadows and then suddenly open them. Thus, far from the din and agitation, he lies down on a camp-bed, barely dozes off because already a bald man with sparkling eyes calls out to him: "Come on! Let's go. (Picasso told him in person). He follows him because the past, sometimes, can be simple”. And the wandering through the works resumes its course. We consult the drawings of Braque sur son lit de mort by Giacometti as a reminder of universal remission, then a net stop on his moving statuettes. We follow the gaze of Picasso on the iron rods knotted by the hands of Giacometti and full of splendour, the latter bursting out with a "dubious Meh". Here we hear another conversation, a voice that speaks of the brotherhood of artists who linked Picasso to the young Swiss artist still in his early days. In turn, the rooms quickly become a battlefield where voices follow one another in the silence of this temporary shelter to tell us everything about the chaos of the world.


We think of the one who, five centuries earlier, drew in marble and sculpted his verses - in unison - of this unique love (for the beloved and the work): "I constantly oscillate: where the truth is silent / speaks only the senses to those who no longer hear them. / I do not know from my heart or your visage / who is to blame, this evil that pleases me more / when the more it grows, or the fiery flame / of those eyes that you stole from paradise”.* Amigorena, while waiting for sleep and the last steps of the guards who close the doors and go away, writes from painting while composing to the music of his inner voices that burst in and question through the gaze of a young girl addressed in full rehearsal of her music lesson (Vermeer), from the pleading knees of Titian to the Frari to that of Caravaggio's Narcissus; all of them creating breaches through which the light of an immutable love that expands life passes.

 

Notes/Réf. :

* Michel-Ange, Sonnets et Madrigaux à Tommaso Cavalieri, (sonnet 78), traduction de Bernard Faguet, éd. Climats, 1999.

 

Auteur né à Buenos Aires (Argentine) en 1962 et dont la famille partira en exil en Uruguay puis en France. Jeunesse et éducation à Paris avec le français comme langue d’écriture. Santiago H. Amigorena est écrivain, réalisateur, scénariste et producteur. L’ensemble de son œuvre est publié chez P.O.L. Poursuivant une entreprise littéraire et autobiographique (de 10 volumes) commencée en 1998 avec entre autres, Une enfance laconique, Une jeunesse aphone, Une adolescence taciturne, Mes derniers mots en 2015, Les Premières Fois en 2016, il fait paraître en août 2019 son dixième roman très remarqué, Le Ghetto intérieur.


Author, born in Buenos Aires (Argentina) in 1962, whose family went into exile in Uruguay and then in France. Youth and education in Paris with French as the writing language. Santiago H. Amigorena is a writer, director, screenwriter and producer. All of his work is published by P.O.L. Continuing a literary and autobiographical enterprise (of 10 volumes) started in 1998 with, among others, Une enfance laconique, Une jeunesse aphone, Une adolescence taciturne, Mes derniers mots in 2015, Les Premières Fois in 2016, he published in August 2019 his tenth highly noticed novel, Le Ghetto intérieur.



© Article par Dr. Béatrice Marie Malinowski. Traduction Solange Daufes

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