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Chronique Littéraire - Devancer les larmes


À l’occasion de la Journée de l’Europe du 9 mai - Hommage aux traducteurs et traductrices des littératures européennes.

On Europe Day, May 9 - Tribute to the translators of European literature.



Devancer les larmes

Forestall the tears




« Je trouve louable les larmes versées par le roi des Perses.

Car on dit que Xerxès, après avoir parcouru des yeux son immense armée,

pleura sur la mort imminente qui guettait tant de milliers d’hommes ».

Pline le Jeune, Le temps à soi, lettres traduites du latin par Daniel Stissi, éd. Arléa, Paris, 1991.



Supposons que bien des ressorts -en littérature- s’enclenchent le 24 août de l’an 79, date à laquelle le temps s’est arrêté à Pompéi. En contrebas près du port de Misène, les yeux d’un jeune garçon restent rivés sur les fumées volcaniques qui signalent les dernières heures de son oncle maternel Pline l’Ancien, père adoptif dont il prendra le nom. Pour l’être aimé qui étouffait par les émanations de soufre, le garçon de dix-sept ans en fera un récit et lancera un défi à la mort : faire avec l’irréparable.


Devenu un avocat en vue dans la société romaine, Pline tiendra le poste de magistrat et de gouverneur impérial des provinces du Pont-Bithynie. De cette vie trop prenante, il sera celui qui saura s’éloigner des feux qui consument une vie. Il le raconte - hors des murs de Rome retiré dans sa demeure des Laurentes près d’Ostie - dans quelques trois cent lettres qui témoignent d’un temps où il est bon de se tenir loin des tracas de la vie publique et des trahisons du pouvoir, de se souvenir de ceux qu’il aime et de savoir devancer le malheur.


Si l’ensemble de la littérature se compose d’échos qui ricochent de siècle en siècle, on retrouvera alors ces réminiscences dans deux romans contemporains celui de Max Frisch L'Homme apparaît au Quaternaire (Der Mensch erscheint im Holozän) et Le tour de l’oie (Il giro dell'oca) d’Erri de Luca.


Construits avec un seul protagoniste et une unité de lieu, ces deux récits relatent les engagements et la solitude d’un personnage devant l’imminence de la fin. « Je ne suis pas malade ou bien je ne le sais pas. Que s’est-il donc passé avec les mots ? Je secoue les phrases comme on secoue une montre en panne, je les démonte ; là-dessus passe le temps qu’elle n’indique pas *».


L’un, isolé dans un village du Tessin, l’autre, seul dans l’arrière-pays de Naples, la pluie tombe drue, les communications sont coupées ou lointaines. On n’entend même plus l’avertisseur sonore du postier. Pour se souvenir du monde, au creux d’une vallée suisse, l’un découpe des articles de l’Encyclopédie pour réunir les connaissances humaines majeures, des évolutions géologiques et de paléontologie. Il les placarde sur le mur pour ne pas oublier l’essentiel du monde. Avec ces pluies diluviennes, la roche finira par s’effondrer et descendre vers le fond de la vallée. Dehors, l’éboulement de la montagne, à l’intérieur de lui-même, la défaillance de son esprit et de son corps. Le récit d’une simple aventure humaine.


Même si les deux protagonistes ont des intérêts variés, leur vie a un dénominateur commun: le temps qui reste. « La vie, une oasis – La mort comme un désert, tout autour – D’où suis-je censé tenir cela ? » ressasse avec concision Max Frisch.

Puisque « la vie et la terre sont prêtées » renchérit le protagoniste italien, ils doivent résoudre le problème chacun à leur manière: il ne reste pas tant d’étapes sur le chemin de la finitude de l’homme et de sa comparse -auxiliaire jamais comprise- la nature. Devant cette angoisse qui s’installe peu à peu, il s’agit de transmettre un dernier message, si jamais la montagne venait à s’effondrer.


Si le narrateur italien ne découpe pas des articles de sciences naturelles pour faire défiler sous ses yeux les relations de l’homme et du monde, De Luca use d’un stratagème de dédoublement. Jeux de l’imagination, le temps d’une nuit dans cette maison aux murs de lave du Vésuve, il livre des messages à un fils imaginaire qu’il n’a jamais eu. Les réflexions l'instruisent et lui rafraîchissent la mémoire. « C’est un soir sans électricité, la foudre l’a éteinte, comme un rugissement fait taire un moineau. La flamme de la cheminée éclaire la table à manger tandis que j’allume une bougie » dans ce soir d’orage, l’auteur ne nous parle pas de la multitude des vies qu’il aurait pu avoir, mais des multitudes d’histoires qu’il aurait pu raconter pour -si on place la vie comme une carte du jeu de l’oie- mieux avancer. Car on ne peut qu’aller de l’avant et se rapprocher inéluctablement du son strident d’un sifflet de fin de jeu. Le narrateur raconte ce qu’a été la vie d’un homme né à l’ombre du Vésuve et qui « continue à habiter des feux éteints ». « Le XXe siècle s’en est allé ainsi, les bras du courant en crue. Ce fut le siècle cyclope, gigantesque et aveugle ». Au cœur du refuge – et puisque l’éternité n’est pas requise pour l’homme- on ne peut plus se disperser, il reste à transmettre le message qui vient des versants du Vésuve et qui a presque deux mille ans, celui d’escompter le chagrin.


Prends ma place demain tôt le matin, je te la cède

Devance les larmes, c’est à ton tour maintenant.

*

* *



Let's suppose lots of actions - in literature - began on August 24, AD 79, when time stood still in Pompeii. Below near the port of Misene, the eyes of a young boy remain riveted on the volcanic fumes which signal the last hours of his maternal uncle Pliny the Elder, adoptive father whose name he will take. For the loved one, who was suffocating with the sulfur fumes, the seventeen-year-old will narrate it into a story and challenge death: to deal with the irreparable.


Having become a prominent lawyer in Roman society, Pliny held the post of a magistrate and an imperial governor of the provinces of Pont-Bithynia. From this busy life, he will be the one who will know how to get away from the fires that consume one's life. He tells it - outside the walls of Rome, withdrawn to his home in Laurentes near Ostia - in some three hundred letters that bear witness to a time when it was good to stay away from the hassles of public life and the betrayals of power, to remember those he loves and to know how to anticipate misfortune.


If all of literature is made up of echoes rebounding from century to century, we, thus, find these reminiscences in two contemporary novels: the one of Max Frisch Man in the Holocene (Der Mensch erscheint im Holozän) and Il giro dell'oca by Erri de Luca.


The stories involve a single protagonist and a unity of place. These two stories relate the commitments and loneliness of a character in the face of the looming end. “I'm not sick, or I do not know it. What happened to the words? I shake the sentences like you shake a broken watch, I take them apart; during this passes the time that it does not indicate*".


One, isolated in a village in Ticino, the other, alone in the hinterland of Naples, it is raining heavily, and communications are cut or far away. We even no longer hear the horn of the postman. To remember the world, in the hollow of a Swiss valley, one cuts out the articles from the Encyclopaedia to bring together major human knowledge, geological developments and palaeontology. He puts them on the wall so that he does not forget the essential elements of the world. With these torrential rains, rocks eventually collapse and descend to the bottom of the valley. Outside, the landslides, within himself, the failing of his mind and body. The story of a mere human adventure.


Even if the two protagonists have varied interests, their life has one common denominator: the time that remains. "Life, an oasis - Death like a desert, all around - Where am I supposed to get this from?” Max Frisch repeats concisely.

Since "the life and the earth are granted" adds the Italian protagonist, they must solve the problem each in their own way: there are not so many stages left on the way to the finitude of man and his companion -auxiliary never understood- nature. Faced with this anguish that is gradually setting in, it is a question of transmitting one last message, if the mountain should ever collapse.


If the Italian narrator does not cut out articles from the natural sciences to scroll before his eyes the relations between man and the world, De Luca uses a stratagem of duplication. Games of imagination, for one night in this house with the lava walls of Vesuvius, he delivers messages to an imaginary son he never had. Contemplations educate him and refresh his memory. "It's a night without electricity. Lightning has turned it off like a roar silences a sparrow. The flame of the fireplace lights up the dining table while I light a candle” in this stormy evening, the author does not tell us about the multitude of lives he could have had, but the plenitudes of stories that he could have narrated -if we perceive life as a board of the game of the goose- to move forward. Because we can only move forward and, inevitably, get closer to the strident sound of an end-game whistle. The narrator tells about the life of a man born in the shadow of Vesuvius and who "continues to haunt extinguished fires". "The 20th century is gone, with the arms of the current in flood. It was the Cyclops century, gigantic and blind”. At the heart of the refuge - and since eternity is not a requisite for humankind - we can no longer disperse, it remains to transmit the message that comes from the slopes of Vesuvius and which is almost two thousand years old, that of foreseeing the sorrow.


Take my place tomorrow early in the morning, I am ceding it to you

Forestall the tears, it is your turn now.


 

Notes : * Max Frisch, Esquisses pour un troisième journal, Trad. Olivier Mannoni, Grasset, 2013, p.35.

Réf :

  • Max Frisch, Der Mensch erscheint im Holozän / L’Homme apparaît au Quaternaire, trad. de l’allemand par Gilberte Lambrichs, Collection Du monde entier, Gallimard, 1982.

  • Max Frisch, Entwürfe zu einem Dritten Tagebuch / Esquisses pour un troisième journal, trad. de l’allemand par Olivier Mannoni, Grasset, 2013.

  • Erri de Luca, Il giro dell'oca / Le tour de l’oie, trad. de l'italien par Danièle Valin, Collection Du monde entier, Gallimard, 2019.



© Article par Dr. Béatrice Marie Malinowski. Traduction Solange Daufes



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