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Chronique Littéraire - Des livres & vous: Raconter les Images

RACONTER LES IMAGES : BIOGRAPHIE ET CORRESPONDANCE DE NICOLAS DE STAËL

« Si vous voulez construire, construisez, mais ne me faites pas mal aux yeux » Nicolas de Staël (1914-1955).

© Par Dr. Béatrice Malinowski


Laurent Greilsamer, Le Prince foudroyé. La vie de Nicolas de Staël, Fayard, 1989.

Nicolas de Staël : Lettres (1926-1955), Correspondance présentée et annotée par Germain Viatte, Le Bruit du temps, 2014.



Lorsque les journalistes le questionnaient au sujet de ses origines, Nicolas de Staël avait l’habitude de répondre non sans malice : «Voir le Gotha». Les archivistes retrouveront en effet ses ancêtres en Westphalie vers 800 et sa lignée de chevaliers qui viendront guerroyer en Estonie et au bord de la Baltique. En suivant le cours de l’histoire et les avancées chevaleresques des hommes de rang sur les territoires et les frontières, on arrive jusqu’au général de Staël von Holstein, vice-gouverneur de la forteresse Pierre-et-Paul à Saint-Pétersbourg, un père qui inscrira en 1916 son jeune fils Nicolas, sur la liste des candidats au corps des pages de Sa Majesté l’Empereur.


Un an plus tard, dans une ville traversée par les flammes, c’est l’exil et son cortège de déchirements. Départ pour la Pologne, puis Bruxelles, le Maroc, la Toscane, la Sicile, le Lubéron et pour ultime étape, Antibes. “Je sais que ma vie sera un continuel voyage sur une mer incertaine” confie Staël à son père d’adoption, Emmanuel Fricero (le couple cosmopolite, Emmanuel et Charlotte Fricero accueille le jeune Nicolas à Bruxelles en 1922).


Dans cette vie menée au galop, on croise des figures féminines vivifiantes comme celle de la peintre, Jeannine Guillou partie avec un jeune professeur de dessin polonais, Olek Teslar, dans le grand sud marocain. Elle y rencontrera Staël pour une union fraternelle puis amoureuse. Tous deux, blessés par la lumière, heurtés par la douceur, se rapprochent des couples d’artistes exilés qui cherchent refuge et vivent pour leur art. Avec les peintres Sonia et Robert Delaunay, Maria Helena Vieira da Silva et Aspas Szenes, ils forment cette fratrie d’artistes.


Staël côtoie et fait partie de ces artistes talonnés par l’histoire, passages en zone libre, éviter la Wehrmacht, avoir les vrais-faux papiers de rigueur pour monter à Paris dans les galeries, notamment celles de Jeanne Bucher, de Louis Carré, de René Drouin qui exposent ceux qui vont changer la façon de regarder le monde, Vassili Kandinsky et César Domela. Il crève la faim, ses poches restent vides mais il loge dans l’atelier d’une réfugiée arrivant du Brésil, la peintre Maria Helena Vieira da Silva. Entre ces toiles aux abstractions géométriques, le pouls de Staël s’accélère, il ressent cette « intrinsèque mélodie » que ces peintres jouent déjà à merveille.


Staël est exigeant. Il sait qu’il faut du travail, des heures lourdes qui sentent la térébenthine pour arriver à peindre non pas ce qu’il voit mais « le coup reçu » - voir le chromatisme minimaliste et les figures triangulaires de la série des “Agrigente“ (1953-1954). À croire qu’il ne cherche qu’à rendre visibles les aphorismes de son ami Georges Braque « Oublions les choses, ne considérons que les rapports ». Staël pense, “écrit” sa peinture, il le confie sans détour au poète et ami René Char « (…) Je ne te dirai jamais assez ce que cela m’a donné de travailler pour toi. Tu m’as fait retrouver d’emblée ma passion pour les grands ciels (…) un langage direct, sans précédent, que cela entraîne. J’ai ce soir mille livres uniques dans mes deux mains pour toi, je ne les ferai peut-être jamais mais c’est rudement bon de les avoir.

A bientôt. De tout cœur.

Nicolas ».


Si certaines rencontres s’avèrent décisives dans une existence, c’est en entrant dans l’atelier de l’un des pionniers de l’abstraction, Alberto Magnelli, refugié près de Grasse, que « Staël découvre la série des grands formats des années 20, compositions figuratives envoûtantes que l’on peut situer entre Chirico et la période rose de Picasso, la série de pierres des années 30 des carrières de Carrare ». Les toiles de Magnelli ont toujours quelque chose d’architectural, une géométrie secrète que Staël capte immédiatement. En novembre 1942, Magnelli l’emmène chez Sonia Delaunay. Il est désormais parmi ceux qui comptent quand il s’agit de bousculer le regard des contemporains. La brûlure du carmin et le choc du bleu céruléen, il les trouve chez Sonia dont Robert Delaunay disait qu’« Elle a le sens atavique de la couleur ». Entre Grasse, Antibes, Ménerbes et Isle-sur-la-Sorgue où réside René Char, Staël se mêle à ces brillants trio et de ces élégants quatuors qui, dans la lumière de la Provence de ces années-là, mènent la danse des arts.


A René Char, Paris, 10 février 1952
Très cher René,
Je pense bien souvent à toi. À ta santé, au poids de tes nerfs dans le ciel du Midi, je veux dire à la portée de tes ailes à l’air libre. J’ai gagné la première manche à Londres pour une course de vitesse à l’accrochage et décrochage, maintenant j’y vais avec Françoise sachant un peu mieux où je vais, toujours en somnambule mais averti. Si tout va bien pour toi, fais-le-moi savoir, tu es là partout, sollicité en toute sollicitude et loin. A bientôt, porte-toi bien.
De cœur à toi,
Nicolas

Le rythme est soutenu, voire maniaque. Tout va vite, 266 tableaux en une seule année. Staël enchaîne les rencontres et les voyages tout en étant submergé par une passion amoureuse dévastatrice*, pour laisser place à de longues périodes de vide, égaré, désillusionné devant les impondérables du quotidien qui le freinent. En témoigne ce courrier adressé à Pierre Lecuire, ami et éditeur des poésies illustrées et peintes par Staël.


À Pierre Lecuire
Antibes, 27 février 1955
Pierre,
Je suis fatigué. Je ne vois rien. Vous changez tout le temps. Je ne sais pas quoi, la couleur du papier, les chiffres, j’ai mal aux yeux, ça me fatigue. Fichez-moi la paix ou faites- moi renvoyer des épreuves sur papier blanc, sans ratures, sans collages, et je corrigerai. De grâce arrêtez le micmac. Je vous ai dit, imprimez-le début comme je l’ai dit. Faites-le, clairement, sans ratures, noir sur blanc. Vous verrez bien pour la suite.
Ce n’est pas un livre à moi, ce n’est pas un livre à vous.
Si vous voulez construire, construisez, mais ne me faites pas mal aux yeux.
Merci.
Nicolas

Sur sa dernière toile de 350 sur 600 cm, trouvée dans son atelier de la vieille tour du Cap d’Antibes qu’il a fallu déclouer et rouler sur place, on reconnaît « ce géant qui avait essoré sa rage ». Toile immense, Le Concert - avec ses aplats crus et ses lignes dépouillées - brossé avec fièvre des nuits durant, ne nous parle que de la vie, de celle qui est inconstante, qui brille et qui ronge et dont le peintre était la proie. Peintre des forces qui luttait contre une “solitude inhumaine”, Marc Chagall, ce frère d’exil, avait pressenti sa puissance et vu sa tendresse « Il était innocent avec une force cosmique ».

Dans ce monde remuant où la distance entre les hommes est de rigueur, on reste songeur au souvenir du dernier concert, de la dernière exposition, de la dernière accolade et de l’ultime baiser. En rédigeant cette chronique, je pense à ceux qui furent l’été dernier à Aix-en-Provence, humains près des humains, au Centre d’art de l’Hôtel de Caumont pour l’exposition unique de 80 peintures et dessins de Nicolas de Staël.

« Si vous êtes content de l’exposition*, c’est que j’ai pu travailler ici dans le Midi et en Sicile ». (* Exposition de ses toiles à New-York en 1953 et 54) écrivait Staël à Paul Rosenberg peu de temps avant de disparaître dans le ciel d’Antibes.


Visuel bandeau : Nicolas de Staël, Agrigente (détail), 1953-54, huile sur toile, CR 750,

Collection particulière - Courtesy Lefevre Fine Art, Londres © Adagp Paris, 2018



* Ces deux livres sont disponibles à la médiathèque de l’Institut Français.

The two books are available at the French Institute’s library. * Voir son amour passionnel - et impossible - pour Jeanne Polge. Staël lui écrit sans répit avant de cesser de vivre « Tu passes dans mon sang par chaque veine », « Tu me mets, toi dans une espèce de délire, j’ai fait en une nuit de détresse une après-midi et au retour de Marseille les plus beaux tableaux de ma vie », « Je sais qu’il y a en toi quelque chose d’aussi abrupt que les rochers qu’on ne peindra jamais (…) je t’aime ce soir avec toute la tristesse de celui qui recommencera à l’infini un geste qu’il sait bon et peut-être inutile ».




When journalists asked him about his origins, Nicolas de Staël used to playfully reply: "see the Gotha". Archivists can indeed trace back his ancestors to Westphalia around 800, to a lineage of knights who went to war in Estonia and on the shores of the Baltic, and to the General de Staël von Holstein - vice-governor of the Peter and Paul Fortress in Saint Petersburg - who, in 1916, registered his young son Nicolas on the list of candidates for the Page Corps of His Majesty the Emperor.


A year later, Staël’s exile began. He headed to Poland, then Brussels, Morocco, Tuscany, Sicily, Lubéron and at last Antibes. "I know that my life will be a continuous journey on an uncertain sea" confided Staël to his adoptive father, Emmanuel Fricero (the cosmopolitan couple, Emmanuel and Charlotte Fricero welcomed young Nicolas in Brussels in 1922).


Staël encountered numerous invigorating female figures during his life, like the painter Jeannine Guillou. They met in Morocco and began a fraternal union that eventually evolved into a romantic one. They became one of those couples of exiled artists who sought refuge and lived for their art. They also formed a brotherhood of artists with the painters Sonia and Robert Delaunay, Maria Helena Vieira da Silva and Aspas Szenes.


Staël rubbed shoulders with and was one of those artists who have been chased by history: from passing through the free zone, avoiding the Wehrmacht, having to create true-false papers required to go to Paris and eventually getting displayed in art galleries - in particular the galleries of Jeanne Bucher, Louis Carré and René Drouin who exhibited artists that wanted to change the way of looking at the world, like Vassili Kandinsky and César Domela.


Staël was demanding. He knew that it took hard work and long hours to manage to paint, not what he saw, but “the blow received”. One could believe that he only wished to make visible the aphorisms of his friend Georges Braque "Let’s forget the things and consider only the reports". Staël thought, and “wrote” his paintings - which he confided freely to his friend, the poet René Char “(…) I can never tell you enough what it has given me to work for you. You made me rediscover my passion for great skies from the start (...) a direct, unprecedented language. I have tonight a thousand unique books in my hands for you, I may never make them but it is really good to have them.

See you soon. With all my heart.

Nicolas ”.


Certain encounters turn out to be decisive in someone's life. For Staël, it was when he entered the studio of one of the pioneers of abstraction, Alberto Magnelli (a refugee living near Grasse, France, that he “discovered the series of large formats of the 1920s, bewitching figurative compositions that can be placed between Chirico and Picasso's pink period, the series of stones from the 1930s from the Carrara quarries”. Magnelli’s canvases always had something architectural, a secret geometry that Staël immediately captured. In November 1942, Magnelli brought him to Sonia Delaunay. He was now among those who wanted to change and shake the ideas of their contemporaries. Between Grasse, Antibes, Ménerbes and Isle-sur-la-Sorgue (where René Char resided), Staël mingled with these brilliant figures leading the art world.

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