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Chronique Littéraire - Des livres & vous : Exilii morsus


Daniel Mendelsohn, Trois anneaux. Un conte d’exils, Flammarion, 2020.

(Three Rings. A Tale of Exile, Narrative, and Fate, 2020).


© Article par Dr. Béatrice Malinowski


Exilii morsus:

les morsures de l’exil



(Ovide, Epistulæ ex Ponto, Livre Premier-III).

Dans la littérature occidentale - et surtout celle du VIIIe siècle avant notre ère - le lecteur sait reconnaître les héros : ce sont de brillants accélérateurs d’histoire qui se multiplient et se transforment sous l’effet d’une volonté divine avant de boucler la dernière étape de leur destinée. Dans l’épopée homérique – véritable « Big bang » de la littérature occidentale - le personnage principal se distingue par le qualificatif inhabituel de Polytropos (v.1) : ces « multiples tours et détours » correspondent autant à des changements topographiques qu’à des états d’âme suite au retour de guerre et au sac d’une cité, Troie. Ce qui est novateur, c’est que les tours et détours vont aussi influencer la dynamique de la narration dans le procédé de raconter une histoire. De fait, ce sera à la lecture des derniers chants que le lecteur devra faire un voyage dans le temps, pour assembler l’identité du héros au cours de son périple : « la vérité des signes» (Odyssée, XXIV-306-350) donnée par Ulysse à son père pour qu’il puisse retrouver son identité d’homme mortel.


Avec L’Odyssée, il s’agit précisément d’un poème du retour au présent : on coupe avec les temps héroïques et la mort du superbe guerrier -Achille- signale et impose cette rupture cosmique ; mais il s’agit aussi d’un récit où le personnage principal n’est ni un dieu, ni un demi-dieu, mais un homme. C’est du reste le premier mot du poème homérique « andra » (v.1), l’homme, qui sur sa jambe porte une cicatrice.


Mais la blessure initiale de cet homme, qui le définit en tant que celui qui portera les maux, -Odysseus, dérivé de odynê, la douleur en grec ancien- durant une vingtaine d’année sur la mer avant son retour à Ithaque, ne sera révélée qu’à la fin du récit. On interprète précisément cette cicatrice comme le marqueur d’identité du héros et de la nature des aventures qu’il va vivre en tant qu’homme. On passera alors tour à tour par la dissimulation, l’oubli, la souffrance, la reconnaissance. Et ces étapes-là, ces vagabondages ne sont pas à lire comme des digressions dans le récit mais plutôt des commentaires porteurs d’indices qui au fur et à mesure nous font remonter le temps afin de raconter l’origine de la cicatrice, des maux, des blessures des hommes.


Les aventures contées -durant ces vingt-quatre chants- permettent sur un plan technique « de voyager en cercles, d’insérer d’infinies digressions dans une histoire donnée, un enchaînement infini de petits cercles imbriqués dans un plus grand anneau » relève de la belle manière, Daniel Mendelsohn.


En littérature, cette forme de narration via des cercles narratifs où l’histoire remonte progressivement vers le présent est connue sous le nom de « composition circulaire » et la ruse dont use à son tour Daniel Mendelsohn, c’est de rédiger un essai sur la construction du narratif autour de trois lettrés de trois époques différentes qui eux-mêmes sont familiers avec cette technique narrative du détour volontaire.


Eric Auerbach, François Fénelon, W.G. Sebald partagent à la fois la connaissance des textes homériques et les pérégrinations, l’égarement et l’exil qui seront les thèmes récurrents de leurs œuvres comme des étapes de leur vie. Et puisque – nous assure Mendelsohn, « qu’il y a bel et bien un lien entre toutes choses »– l’errance est le second indice du personnage dans le deuxième vers du Chant I de l’Odyssée : « celui qui est contraint à de vastes errances » après avoir su ou perpétré (dans le cas d’Ulysse) l’extrême violence.


Comme dans le poème grec, ces trois auteurs européens, avec leurs vies et leurs récits gigognes, passeront par les formes de l’oubli. Accablés par le sort des guerres et des violences, il leur faudra oublier les massacres des hommes entre eux et continuer de souffrir loin des leurs. Comme Ulysse, ils traverseront les frontières terrestres traqués par la haine de leur Poséidon et devront oublier pour encrer leur âme dans l’endurance « Son âme résistait, ancrée dans l’endurance » (Odyssée, Chant XX). Et c’est cette figure de l’étranger dans la cité -et endurant- qui revient en boucle dans le roman des Trois anneaux : conte d’exils.

On y retrouvera -entre autres- celle du philologue allemand Eric Auerbach qui dut quitter sa chaire universitaire à Marburg pour arriver à Istanbul en 1936 aux confins de l’Europe. Loin de tous ses livres et de l’acuité des recherches, cet homme banni de sa terre rédigera le livre de référence qui étudie, analyse, transmet les principales matrices à l’œuvre dans la littérature occidentale*.


On se prêtera alors à imaginer Erich Auerbach durant ces onze années d’exil face à la mer de Marmara -autrefois appelée la Propontide- travaillant à son livre tout en se remémorant les vers déchirants du poète latin Ovide qui tenta avant lui « de chasser de son cœur les morsures de l’exil ». Celui qui restera en exil aux franges de l’Empire et tentera en vain d’invoquer la grâce des puissants Romains : « Moi, je suis celui qu’aucun arbre n’accueille /Moi, je suis celui qui en vain voudrait être une pierre (…) /Je ne sais pas par quel charme le sol natal nous attire tous / Et nous empêche d’être sans mémoire de lui. /Quoi de meilleur que Rome ? de pire que le froid de scythe ?» *


Notes/réf. :

* Eric Auerbach, Mimesis. Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur (Mimesis. The Representation of Reality in Western Literature) sera publié en 1946 à Berne (Suisse). Cette étude connaîtra un succès international. Après onze ans d’exil, Auerbach partira d’Istanbul vers les Etats-Unis où il enseignera la philologie et la littérature romane à l’université de Pennsylvania, Princeton et Yale (1950).


* Ovide, Epistulæ ex Ponto, Edition bilingue, traduction de Danièle Robert, Actes Sud, 2006.

* Pour les références aux poèmes homériques, cf. Tout Homère, nouvelle traduction sous la direction d’Hélène Monsacré, Albin Michel /Les Belles Lettres, 2019.

Auteur : Daniel Mendelsohn, Professeur de littérature classique au Bard College (Etat de New York), contributeur majeur de la New York Review of Books. Nombreuses publications remarquées sur la littérature grecque ancienne. Prix Médicis étranger en 2007 pour Les Disparus (The Lost : A Search for Six of Six Million). Distingué en 2017, pour son roman Une Odyssée, un père, un fils, une épopée (2019, pour la traduction française). En août 2019, auteur invité par le Edinburgh International Book Festival pour la parution de The Bad Boy of Athens. Classics from the Greeks to Game of Thrones, 2019.

 

In Western literature - and especially that of the 8th century BC - readers know how to recognise heroes: they are brilliant accelerators of history who multiply and transform under the effect of a divine will before completing the last stage of their destiny. In the Homeric epic - a true "Big bang" of Western literature - the main character is distinguished by the unusual qualifier of Polytropos (v.1): these "multiple twists and turns" correspond to topographical changes as much as to moods following the return from war and the sack of a city, Troy. What is innovative is that the twists and turns will also influence the dynamics of the storytelling in the process of telling a story. In fact, the reader will have to travel through time after reading the last songs, in order to assemble the identity of the hero during his journey: "the truth of signs" (Odyssey, XXIV-306-350) given by Ulysses to his father so that he could regain his identity as a mortal man.


The Odyssey is precisely a poem of the return to the present: we cut off with heroic times and the death of the superb warrior -Achilles- signals and imposes this cosmic rupture; but it is also a story in which the main character is neither a god nor a demigod, but a man. This is the first word of the Homeric poem "andra" (v.1), the man, who bears a scar on his leg.


However, the initial injury of this man, which defines him as the one who will bear the evils during about twenty years on the sea before his return to Ithaca (Odysseus, derived from odyne, meaning ‘the pain’ in ancient Greek) is only revealed at the end of the story. This scar is interpreted precisely as the marker of the hero's identity and of the nature of the adventures he will experience as a man: concealment, forgetting, suffering, recognition. These stages, these wanderings, are not to be read as digressions in the story but rather as clues which gradually take us back in time to unveil the origin of the scar, of ailments and of the injuries of men.


The adventures told - during these twenty-four songs - allow on a technical level "to travel in circles, to insert endless digressions in a given story, an infinite sequence of small circles nested in a larger ring" as revealed by Daniel Mendelsohn.


In literature, this form of narration via narrative circles where the story progressively goes back to the present is known under the name of "circular composition" and the trick which Daniel Mendelsohn uses is to write an essay on constructing the narrative around three scholars from three different eras who are themselves familiar with this narrative technique of voluntary detour.


Eric Auerbach, François Fénelon and W.G. Sebald share the knowledge of the Homeric texts and the peregrinations, the bewilderment and exile which will be the recurring themes of their works as well as of their life. And Mendelsohn assures us "there is indeed a link between all things". The wandering is the second clue of the character in the second line of Song I of the Odyssey: "the one who is forced to vast wanderings” after having known or perpetrated (in Ulysses' case) extreme violence.


As in the Greek poem, these three European authors with their lives and their stories will pass through forms of oblivion. Overwhelmed by the fate of wars and violence, they will have to forget the massacres of men and continue to suffer far from their own entourage. Like Ulysses, they will cross the land borders hunted by the hatred of their Poseidon and will have to forget to anchor their souls in endurance "His soul resisted, anchored in endurance" (Odyssey, Song XX). And it is this figure of the stranger in the city that comes back in the novel of Three Rings: A Tale of Exile, Narrative, and Fate.


We will find there - among others – the tale of the German philologist Eric Auerbach who had to leave his university chair in Marburg to arrive in Istanbul in 1936. Far from all his books and the acuteness of research, this man banished from his land will write the reference book which studies, analyzes and transmits the main matrices at work in Western literature.


We can then imagine Erich Auerbach during these eleven years of exile facing the Sea of ​​Marmara - formerly called the Propontis - working on his book while remembering the heartbreaking verses of the Latin poet Ovid who before him tried to "chase from his heart the pieces of exile”. The one who will remain in exile at the edges of the Empire and will try in vain to invoke the grace of the powerful Romans: "I, I am the one that no tree accepts / I, I am the one who in vain would like to be a stone (…) / I don't know by what charm the native soil attracts us all / And prevents us from being without memory of it. / What's better than Rome? And worse than the Scythian cold?"



Author: Daniel Mendelsohn, Professor of Classical Literature at Bard College (State of New York), a major contributor to the New York Review of Books. Numerous notable publications on ancient Greek literature. Foreign Medici Prize in 2007 for Les Disparus (The Lost: A Search for Six of Six Million). Distinguished in 2017, for his novel Une Odyssée, un père, un fils, une épopée (2019, for the French translation). In August 2019, guest author of the Edinburgh International Book Festival for the publication of The Bad Boy of Athens. Classics from the Greeks to Game of Thrones, 2019.



© Translation Solange Daufès

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